« le pouce et l'index dressés, il visait des corbeaux au loin et les descendait à coup d'onomatopées. »

ÉLODIE/ENDORPHINE/ASKE ANDERSEN/(©ANNA GAVALDA)

   
   

FANTÔME

Ugo il est méga grand, y a la place de mettre deux ciels entre nous, et pleins de petits soleils. Puis y a ses soleils à lui aussi, ses yeux-soleils, quand il me regarde, je bronze. Même l‘hiver, ouais, même l‘hiver ses soleils sont chauds. Ugo il a une grosse voix de volcan qui crache de la lave quand il s‘énerve, et puis Ugo, il utilise tout pleins de mots qui existent pas, genre "hétéroclite", "intersubjectivité" et moi quand il parle comme ça je me mets à plus rien y comprendre.
Ugo il disparaît quand je parle avec les autres, une fois je lui ai dit,
- tu vas où quand je suis avec les autres ?
- Nul part, il a répondu, alors ça fait que je sais pas.
C‘est étrange d‘être avec Ugo, dans la rue il peut marcher dans les gens et personne proteste. Il peut crier de sa voix pleine de rochers et personne se retourne pour lui dire de se taire. Et puis quand je parle de lui aux autres, ils me disent
- c‘est qui Ugo ?
Alors ça doit être vrai, que quand il s‘en va il va nul part, voir personne. Ça me fait les yeux qui piquent d‘y penser. Ugo, c‘est à peu près l‘être humain le plus gentil de la Terre même si il fait très peur quand on le voit pour la première fois, surtout qu‘il est tellement grand qu‘il cache le soleil avec sa tête. La première fois que je l‘ai vu, je lui ai dit :
- Tu peux m‘apprendre à faire la nuit ?
Il m‘a dit de grandir.
Pour moi le ciel c‘est de la magie. Tout ce qu‘il peut faire, c‘est fou : neiger, pleuvoir, grêler. Des fois Ugo il me fait monter sur son dos et ça me met dans le ciel, je suis dans le ciel. Je mange du nuage et je chatouille le soleil. Un jour j‘ai glissé ... (Des épaules d‘Ugo.) Ah j‘ai bien failli mourir. Tomber d‘Ugo, c‘est la même chose que tomber du ciel, ça pardonne pas.
Ugo il y est plus souvent que moi dans le ciel, quand même. Parce qu‘il est tellement grand, il y peut rien, même quand il se couvre il tape dans les nuages. Il est un peu triste d‘être toujours là-haut, c‘est pas juste il dit, c‘est lui qui devrait être minus et moi grand jusqu‘au ciel puisque je l‘aime tellement. Ça me fait le coeur tout malheureux à moi aussi. Pour pas que je pleure trop, Ugo il me décroche des trucs du ciel : genre des étoiles pour mettre sur mes yeux (je vois le monde tout pailleté) et des morceaux de nuages, je m‘en sers pour me laver les dents ou la figure le matin.

J‘aimerais bien être funambule ...

   

ÉTINCELLES

Mar c'est l'océan quand il a décidé de se mettre en colère et que rien peut l'arrêter, même pas Ugo. Mar c'est l'automne quand il se met à pleurer et que les larmes tombent comme des feuilles et que y a rien qui peut l'arrêter, même pas Ugo. Mar c'est le soleil quand il dit des jolis trucs et que ça me réchauffe tout entier, comme mon pyjama. Mar c'est la neige quand il devient tout froid qlors qu'hier il faisait encore beau et chaud et tout le monde dansait sur la plage, même Ugo.
Mar ressemble beaucoup à la météo.

Citation :

   il marche sur la plage - on dirait qu'il marche depuis des jours tant sa démarche est lente - on dirait qu'il n'a fait que ça toute sa vie - et sa vie elle est pas courte, tu le sais à cause des rides au coin de ses yeux. il se plante devant toi. "c'est ici qu'on voit les sirènes ?" il sort une cigarette, t'en propose une. il attend.

- Non merci.
Je souris.
Là-bas Ugo se baigne les orteils dans la mer et recule à chaque fois qu'une vague arrive, comme si ça allait le manger. Je crois qu'il l'avait jamais vue, la mer. Ou alors, il fallait juste que quelqu'un lui dise de baisser les yeux (moi).
Le vieux monsieur range une cigarette et met le feu à la deuxième. Ça brille au bout. J'ai toujours envie de toucher mais papa dit que ça brûle. (J'essaierai quand il sera pas en train de me regarder par la fenêtre.)
- Vous avez quel âge ?
- Cent sept ans.
- C'est vieux !
Il sourit.
- Et vous ?
- Dix-sept ans. Mais papa dit que je suis un bébé et qu'il faut me faire des câlins. Ugo aussi mais il est trop grand.
- Qui est Ugo ?
- Un géant. Celui qui se baigne les pieds, regardez.
Il sourit.
- Mar aussi le dit mais il m'en fait pas non plus. Et ça je sais pas pourquoi.
- Qui est Mar ?
Je prends des couleurs, je perds mes bras et j'ai du mal à élever la voix. Un poisson danse dans le bocal de mon ventre et ça fait n'importe quoi avec mes tripes.
- Mon ... mon amoureux.
- C'est bien d'avoir un amoureux quand on a dix-sept ans.
- Vous en aviez un ?
- Je ne me souviens pas.
- C'est vrai que ça date pour vous ... Moi, quand j'aurai cent sept ans je me souviendrai de Mar et j'en parlerai aux jeunes garçons que je rencontrerai sur les plages.
- Des garçons à paillettes.
- Pardon ?
- Tu es un garçon à paillettes, toi.
- C'est comme ça que papa m'appelle.
Il sourit.
- Eh, vous croyez que la mer, elle va jusqu'où ?
- Personne le sait. C'est plus marrant comme ça.